Kâmil Husayn

Publié le par Marc Chartier

Kâmil Husayn : la paix avec soi-même, premier pas vers un monde meilleur


« J' aimerais pouvoir convaincre les hommes que mettre son point d'honneur à être athée, à nier le Mystère et renier la Droite Guidance qu'apporte la foi au Mystère, j'aimerais pouvoir les convaincre que tout cela a fait son temps et que l'athéisme crée une lacune dans l'intelligence et la nature humaine. Un manque que les hommes doivent oeuvrer à éliminer. Ainsi seulement, ils connaîtront la paix de l'âme et entreront dans leur Vallée Sainte, but de toute vie droite. »


C'est ainsi que l'écrivain égyptien Kâmil Husayn, professeur de médecine de réputation internationale, définissait son propos dans al-Wâdî l-muqaddas - La Vallée Sainte -, ouvrage publié au Caire en 1968 (Dâr al-Ma'ârif). Ambition démesurée d'un penseur qui outrepassait les limites de ses compétences ? Avec un brin d'humour, l'auteur se contentait de répondre que l'enjeu n'était plus d'expliquer la foi à un cardinal... mais à un hippie !

Le Dr Kâmil Husayn n'en était pas à son premier essai. Son ouvrage La Cité Inique (Qârya zâlima) fut considéré, dès sa parution en 1954, comme une date dans l'histoire de la littérature religieuse musulmane. Il retraçait, par tableaux successifs, l'histoire du procès et de la condamnation de Jésus tels qu'un Musulman peut les comprendre.

Dans le Coran (20, 12 ; 79, 16), la « Vallée Sainte de Tuwa » est le lieu de la première révélation divine faite oralement aux hommes, par l'intermédiaire du prophète Moïse, pour les conduire sur le Droit Chemin. Kâmil Husayn décrit cette Vallée comme suit :

« La Vallée Sainte est la portion de terre, la fraction du temps, l'état de l'âme où tu t'élèves au-dessus de ta nature et de la nature des choses, au-dessus des nécessités de la vie, et même au-dessus des limites de la raison.

Elle est là où la foi que tu as en ce que tu crois fermement et sincèrement n'est contaminée par aucun doute, ni sous le coup d'aucune faiblesse. Là où cette foi prend possession de ton intelligence et de ta volonté tout entières. Là où tu te tiens dans l'humilité, sans frayeur, soumis aux impératifs des idéaux que tu t'es fixés pour la paix de ton âme, quand bien même n'existerait aucun censeur comme témoin de tes actes. La foi seule te fait supporter les difficultés rencontrées. Pour ce que tu fais, tu ne souhaites point de récompense ni ne crains aucun châtiment.

Elle est là où s'empare de ton coeur un amour profond et pur de toute haine ou rancoeur, un amour où tu ne connais ni angoisse, ni remords, où ne t'atteint aucun échec ou désespoir.

Elle est là où tu suis la guidance de la sagesse et de la droite réflexion, là où tu viens à découvrir une vérité de l'univers de façon manifeste et claire, là où la voie du Vrai se présente droit devant toi, te gardant de tomber dans les ténèbres de l'ignorance ou la brume de l'erreur.

Elle est là où tu n'espères que le bien, où le beau emplit tous tes rêves, sans que tu sois cause ou victime du mal ; là où la nature, ton corps, ta raison et ton âme forment cette mélodieuse harmonie par laquelle le bonheur humain est pleinement accompli.

Elle est là où tu entends la voix de ta conscience, franche et nette, ordonnant le bien sans confusion, conduisant sans hésitation au Vrai, comme s'il s'agissait de la Voix de Dieu. »


Le ton est donné. Aucune citation explicite du Coran. Il en sera de même, sauf en de rares exceptions, tout au long de l'ouvrage. Et pourtant, nous sommes en présence d'une vision qui se veut authentiquement musulmane. L'auteur, il est vrai, étaye souvent sa réflexion de termes-clés empruntés au Livre Saint, mais ces termes sont comme intégrés à une synthèse personnelle. Il serait erroné de voir dans l'ouvrage une simple collection de sentences n'offrant que quelques brèches au donné révélé coranique pour le dissoudre ensuite en un vaste ensemble à saveur gnostique. Si les termes coraniques sont disséminés çà et là, aux grands axes du mouvement de la pensée, l'esprit du Coran est, quant à lui, constant, à ce qu'il nous semble pour le moins. Avec tout l'effort d'ijtihâd que requiert une telle entreprise, l'auteur tente, à sa manière, de faire coïncider l'aujourd'hui de Dieu et l'aujourd'hui de l'homme. Cela l'amène à regrouper sa pensée autour d'un même centre d'intérêt que nous qualifierions volontiers de variations sur le thème de la conscience. Il est, pour ce faire, conduit à opérer une véritable "révolution copernicienne" qu'il nous faut tenter de cerner.

Entre le stade de l'homme tel qu'il est dans sa constitution fondamentale et innée et l'état de pacification auquel il parvient lorsqu'il est nourri des Vérités éternelles auxquelles il aspire de tout son être, il est tout un chemin, parsemé d'embûches certes, mais qui suit le tracé des aspirations, elles-mêmes innées, de l'âme humaine.

Il y a toutefois deux façons de se représenter la Droite Guidance (al-hudâ) qui achemine l'homme à l'état de perfection pour lequel il a été créé. Tout d'abord, celle qui peut se résumer dans la compréhension courante, "traditionnelle", de ces versets de la Fâtiha :


« Dirige-nous sur le Chemin Droit ;

le chemin de ceux qui Tu as comblés de bienfaits ;

non pas le chemin de ceux qui encourent ta Colère,

ni celui des égarés. » (Coran: 1, 6-7)

D'où une vision dualiste de l'humanité : d'un côté, les Élus, ceux qui font l'objet des faveurs divines et sont guidés sur le Droit Chemin ; de l'autre, ceux qui sont sous l'emprise de la Colère divine et sont irrémédiablement condamnés à l'erreur. Évitant les questions et querelles théologiques relatives à la Toute-Puissance divine et à la liberté humaine, Kâmil Husayn ajoute un commentaire qui revêt à ses yeux la plus haute importance :

« Les faibles dans la foi peuvent éprouver quelque difficulté à se représenter ainsi la relation entre Dieu et eux. Il se peut que cette difficulté tienne au fait que l'on veuille comprendre, avec sa raison, la Toute-Puissance divine. Il se peut qu'elle tienne également à l'incapacité dans laquelle on est de connaître la manière dont Dieu conduit les hommes sur le Droit Chemin. Quelle qu'en soit la cause, ce sentiment est un obstacle pour la foi qui se trouve affaiblie par une telle angoisse. Mais l'on peut très bien aspirer à comprendre la Guidance divine d'une façon qui évite pareil écueil. »


C'est cette seconde voie que choisit Kâmil Husayn et, en définitive, tout son ouvrage peut être compris comme une tentative pour en expliciter les tenants et aboutissants. Cela revient pour lui à faire jouer les "ressorts", conscients ou infra-conscients, de l'âme humaine. Celle-ci est, par sa nature même, attirée vers Dieu comme l'aiguille de la boussole l'est vers le pôle. C'est en elle-même que se trouve le fondement de la Droite Guidance qui l'amènera à prendre le chemin des Vérités éternelles, le chemin de la Vallée Sainte. Si déviation il y a - cette déviation précédemment appelée Colère de Dieu -, elle est due non pas à une intervention directe de Dieu, mais à un « manque dans la nature de l'homme » ou à l'effet de puissances néfastes auxquelles l'homme n'a pu répondre.


« Il y a deux chemins qui t'amènent à croire réellement aux vérités éternelles : que tu croies que Dieu est le principe de la Droite Guidance et que ton âme en est le terme ; ou bien que tu croies que ton âme est le principe de cette Droite Guidance et que Dieu en est le terme. Tu peux choisir le chemin le plus accessible à ton âme. Les deux conduisent au Droit Sentier et sont l'expression d'une relation entre Dieu et toi. À toi de te la représenter en fonction des penchants naturels de ton âme. »

«  Il n'est pas impossible d'exprimer les Vérités religieuses éternelles dans un style scientifique moderne. Et peut-être toute cette étude n'est-elle qu'un premier essai pour établir les vérités religieuses et morales sur la base de ce que nous connaissons de l'âme humaine, de sa nature, de ses caractéristiques et de l'influence qu'elle subit de diverses forces agissant sur elle. Au nombre des missions que le siècle moderne doit assumer, figure celle de prouver le fondement psychique à la fois de la religion et de la morale. »


Pour répondre aux aspirations du monde moderne, Kâmil Husayn table essentiellement sur l'appel à l'Infini inscrit dans la nature même de l'homme. Le critère de la Droite Guidance se retrouve ainsi ramené de Dieu vers l'homme, de la libre et imprévisible Condescendance divine à cet appel vers Dieu qui, plus que toute autre force contraignante, définit la nature de l'homme : « L'itinéraire de ta vie commence à ton âme et finit à ton âme. » Dans son pèlerinage terrestre, l'homme puise son énergie dans l'attraction naturelle qui l'attire vers Dieu. Fausser ou contraindre, sous quelque forme que ce soit, ce "champ magnétique", c'est-à-dire se priver intentionnellement de Dieu, cela reviendrait, pour l'homme, à ne plus être véritablement homme. Quant au terme du pèlerinage, il correspond à la pacification de l'âme (al-nafs al-mutma'inna) ou, pour reprendre les termes propres à Kâmil Husayn, à l'entrée dans la Vallée Sainte qui réalise pour l'homme cette plénitude de bonheur à laquelle il aspirait de tout son être.

Compte tenu de l'inspiration musulmane qui la sous-tend, cette tentative se veut davantage parlante à l'homme contemporain. Elle n'en est pas moins contraignante pour autant. Dans son ouvrage Qar'ya zâlima, le Dr Kâmil Husayn avait souligné le caractère contraignant de ce qu'il entend par "conscience", voyant en elle « une loi de l'univers semblable aux autres lois naturelles, qui occupe la place la plus haute dans la hiérarchie de ces lois ». L'"impératif catégorique" des lois psychologiques et psychiques de la nature humaine, auquel le savant est confronté en permanence, trouve un prolongement, un achèvement dans l'attraction de l'âme vers Dieu. Tel est de point de départ du croyant sur le Droit Sentier qui l'acheminera à la Vallée Sainte.

Dans Qar'ya zâlima, Kamil Husayn identifiait trois forces qui règlent l'activité de l'homme : la force vitale, facteur d'énergie ; l'intelligence, faculté de la connaissance ; la conscience, faculté différenciant le bien du mal. Reflet en l'homme de la Lumière divine, cette conscience joue le rôle "inhibitif" de « faire sentir à l'homme ce qui est mal, ce qu'il ne faut pas faire ». Elle se distingue de la raison par son caractère moral qui est la marque distinctive par excellence de l'homme : « Le plus petit croyant est bien supérieur au plus intelligent des hommes non assujettis à la loi morale, en dépit de l'excellence de leur raison. »

Dans al-Wâdî l-muqaddas, Kâmil Husayn revient sur cette supériorité de la conscience par rapport à la raison, notamment pour montrer l'inutilité de cette dernière dans les démonstrations qu'elle donne de l'existence de Dieu. Si la raison peut toutefois avoir quelque rôle à jouer dans l'orientation de l'homme vers le bien, c'est parce qu'elle est au service d'une humanité qui, depuis de longs siècles et sous l'influx d'une inclination innée de l'âme, a déjà été orientée vers Dieu.

Ce second ouvrage propose, en complément, une autre trilogie de forces ou puissances qui définissent l'être humain : l'intelligence, la raison et l'âme. L'intelligence a pour fonction de relier entre eux les multiples objets de la connaissance, sans aborder aucunement leur influence sur la conduite morale de l'homme. La raison est la faculté de connaissance qui traite des relations entre les objets connus et l'homme connaissant. Sa caractéristique première est qu'elle opère à partir du témoignage des sens. Mais elle se caractérise surtout par la "brume" qui l'enveloppe de toutes parts, autrement dit par son manque de certitude et, conséquemment, par l'angoisse qu'elle ne saurait estomper entièrement du coeur de l'homme et l'insatisfaction dans laquelle elle laisse son besoin de savoir.

Reste l'âme (al-nafs), qui est identifiée à la conscience (al-damîr) lorsqu'elle est orientée vers le bien. C'est évidemment à elle que l'auteur voulait en venir. Semblable à l'oeil du corps qui se laisse impressionner par les objets sensibles, elle a pour fonction de se laisser impressionner par le mystère (al-ghayb) et ainsi de le saisir dans la foi, alors que la raison reste imperméable devant lui. La crainte du mystère correspond à l'ignorance dans laquelle nous sommes en sa présence. Le mystère ne peut d'ailleurs être l'objet d'aucune connaissance rationnelle proprement dite, sinon il ne serait plus mystère. Seule l'âme procure à l'homme le plein apaisement, soit par sa foi personnelle, soit par son appartenance à un groupe où la foi est à ce point ancrée qu'elle se reflète comme tout naturellement sur chacun des membres de ce groupe.

Ces quelques notations nous laissent un peu sur notre faim. L'auteur, il est vrai, n'a pas voulu faire oeuvre de philosophe. Il n'a pas entrepris non plus de démonter entièrement les mécanismes du psychisme humain. Son intention est d'en arriver le plus rapidement possible au comportement moral de l'homme. C'est pourquoi il concentre au plus vite notre attention sur l'âme humaine, sur le dynamisme qui lui est inhérent.


« Le mal ne provient pas de la nature humaine » : ce postulat est, selon Kâmil Husayn, la clé de voûte à laquelle tout l'édifice de la vie morale doit son équilibre. C'est en écoutant la voix de sa nature innée (fitra) que l'homme emprunte le Droit Sentier qui le guide vers le bien, vers Dieu source de tout bien.

Kâmil Husayn reconnaît néanmoins l'existence d'une autre vision de l'homme, pessimiste celle-ci, qui est celle de la plupart des religions. L'homme y est présenté comme un roi déchu par suite de sa désobéissance et tendant foncièrement vers le mal. La voie qui mène au salut part de Dieu, et la vertu cardinale de l'homme devient non plus la fidélité à sa fitra, mais l'obéissance aux injonctions de Dieu pour pouvoir recouvrer sa dignité première.

Même si notre auteur, avec l'ouverture d'esprit qui le caractérise, admet la vérité de cette deuxième vision, n'y voyant somme toute qu'une différence de point de vue, il va sans dire que, pour sa part, il choisit résolument l'optimisme de la première vision. Les quelque deux cents pages de son al-Wâdî l-muqaddas visent à montrer le bien-fondé de ce choix.

Est-ce à dire pour autant que nous sommes en présence d'un optimisme démesuré qui s'aveugle sur les conditions concrètes de la vie humaine ? Certes non ! Une observation objective se charge de ramener cet optimisme à ses justes proportions. L'homme doit en effet affronter des facteurs d'erreur qui l'entraînent hors du Droit Sentier. S'y soumettre, c'est « répéter la faute d'Adam », cette faute « dont pratiquement aucun fils d'Adam n'est exempt depuis que Dieu a créé la terre et les hommes qui y vivent ».

Au nombre de ces facteurs d'erreur, relevons : l'acédie, l'apathie et l'atrophie de l'âme. Ce dernier facteur est la conséquence d'une absence de pratiques ou actes vertueux tels que la contemplation, l'ascèse, la dévotion, etc. Y joue également un rôle important la confusion ou égarement total de l'homme devant la direction à suivre, soit qu'il « marche avec le cortège », en essayant toutefois de s'imposer par la supériorité de son intelligence, soit qu'il mène lui-même le cortège en conduisant les hommes là les attirent leurs goûts et leurs passions. L'issue fatale de cette déviation est le shirk (péché qui consiste à donner des associés à Dieu), voire, dans les cas extrêmes, le péché de kufr, impiété délibérée et ouvertement déclarée. Qui plus est, le shirk peut se camoufler sous les meilleures intentions du monde ou sous le voile des principes ou sentiments les plus élevés tels que le patriotisme, l'abnégation, l'honneur. Même le fait de se mettre à l'école d'un homme saint et vertueux ne représente pas une garantie absolue d'être sur la voie du bien, à moins qu'il ne s'agisse d'un prophète infaillible, animé de la seule intention de conduire ses semblables sur le Droit Sentier.

Ces divers facteurs sont autant de sources d'erreur, car ils empêchent l'homme d'être attentif à la voix de sa conscience, à l'appel secret qui est gravé au plus profond de lui-même et qui devrait le conduire tout naturellement sur la voie du bien. C'est le même leitmotiv que nous retrouvons dans les réflexions de l'auteur sur le conflit dialectique entre le groupe et l'individu, entre la société et la personne. Ce sujet avait déjà été traité dans La Cité Inique. Il est repris ici, à tel point que l'on y a vu la question majeure abordée par Kâmil Husayn dans ses écrits.


La société comme telle, affirme-t-il, n'a pas de conscience. L'édification ou, au contraire, la corruption morale de la société ne sont imputables qu'aux individus. Mais si l'individu peut être la cause de la falsification des rapports entre les humains, il peut aussi en être l'innocente victime. C'est surtout ce deuxième cas qui retient l'attention de l'auteur.

Face à l'oppression du groupe, la riposte naturelle et primesautière est de répondre au bien par le bien, au mal par le mal. La doctrine chrétienne de la « joue droite » demande de répondre au mal par le bien. Il y a là, reconnaît Kâmil Husayn, le « summum de la perfection », à condition que pareille attitude ne soit pas inspirée par la timidité ou l'incapacité de remédier à une situation injuste. Mais, ajoute-t-il, ce n'est le fait que d'une minorité. Il se livre ensuite à l'analyse des multiples causes rendant extrêmement difficile et périlleuse la jonction entre les impératifs de la conscience et la fidélité au groupe.

Une constatation première s'impose selon lui : la vie en société est certes nécessaire pour l'homme, mais l'histoire nous prouve qu'elle n'est pas par elle-même un facteur de progrès moral. L'éternel dilemme de l'obéissance aux obligations du groupe et de la fidélité à la conscience personnelle n'est pas toujours résolu, loin de là, au profit de cette dernière. À quoi cela est-il dû, sinon à une mauvaise répartition des humains sur cette terre et, par voie de conséquence, à des rapports entre eux qui sont faussés ? Que cette répartition soit basée sur des critères géographiques, linguistiques, nationaux, patriotiques, etc., c'est un fait que nul ne saurait nier et qu'en tout cas, les heurts de l'histoire se chargent bien de nous rappeler. Mais quel compte y est-il tenu des liens plus profonds et, partant, plus vrais, qui prennent ancrage dans les aspirations de l'âme et les convictions intérieures ? Aucun ! Cette nouvelle répartition que propose Kâmil Husayn et qu'il appelle al-taqsîm al-nafsî, pourrait sembler tenir de l'utopie et lui-même reconnaît qu'elle ressemble fort à une fuite du véritable problème... Ou alors, un réel bouleversement de l'ordre social en place serait requis. En fait, l'intention qu'elle exprime est de montrer que la conscience de chaque individu est un absolu que nulle contrainte ne saurait trahir ou violer.


Kâmil Husayn poursuit avec une dernière approche, qu'il veut originale, de la personnalité humaine. Il y revient en détail par deux fois dans son ouvrage. Il s'agit, une fois encore, d'une infirmité qui peut atteindre l'âme humaine pour agir sur elle de façon sournoise et fausser ainsi ses aspirations premières. L'auteur la nomme : hirmân. Traduisons : privation de ce qui est dû.

Kâmil Husayn s'exprime ici en médecin. La science médicale, affirme-t-il, a découvert tardivement l'existence, dans le corps humain, de ces éléments essentiels que sont l'iode, les hormones et les vitamines, et sans lesquels la vie est impossible. L'importance de ces éléments, malgré leur faible dose, est ressentie surtout lorsqu'ils sont absents. Mais il n'existe, dans l'organisme humain, aucun système permettant de détecter leur absence, contrairement à d'autres besoins primordiaux comme la faim et la soif. En outre, ils ne peuvent être remplacés par aucun autre élément.

Toutes proportions gardées, Kâmil Husayn applique cette loi à l'âme humaine - il réalise ainsi son projet de démontrer « la base physiologique de la morale » - dans les domaines de l'amour, du sens esthétique et surtout de la foi, autant de constituants essentiels de l'âme rigoureusement indispensables. L'homme peut prétendre vivre sans avoir la foi, mais cela lui est impossible. Ce constat pourrait sans nul doute apporter un appui important, voire primordial, aux sciences humaines que sont la psychologie, la psychanalyse, la psychiatrie, la sociologie, la philosophie de l'histoire.

Une âme privée de foi est une âme mutilée. Ce qui importe, ce n'est pas de définir ce en quoi croit l'homme, ni de chercher à savoir si l'objet de sa foi est véridique ou non. L'essentiel est que cette âme ne soit pas privée de ce minimum de foi sans lequel elle ne peut se maintenir en santé et par lequel elle adhère sincèrement à un certain mystère, quel qu'en soit le nom, au-delà du domaine des sens et du champ de la raison. L'absolue nécessité de cette foi est telle que Kâmil Husayn va jusqu'à affirmer : « Je pense que la perte de la foi peut être considérée comme une déformation morale qui fait sortir l'homme de l'humanité. »

Tel est l'homme selon notre auteur : un être pétri de lumière, dont la voix de la conscience est le reflet de la Lumière divine et le guide sur le Droit Sentier menant aux Vérités éternelles, à la Vallée Sainte. Un être qui, cependant, doit affronter le combat des ténèbres, qu'elles proviennent de lui-même ou du milieu social dont il est malgré tout partie prenante.


L'itinéraire "de l'âme à l'âme" ne doit pas être comparé à un plan incliné que l'homme se contenterait de suivre instinctivement. Si naturel que soit l'appel qui nous oriente vers elle, la purification intérieure est bien davantage un combat quotidien, une lutte spirituelle contre les forces de pesanteur et d'égarement qui assaillent l'âme humaine. « L'homme est un animal qui essaie de se purifier. » Tel est d'ailleurs son titre de gloire. Étant donné la situation complexe et ambiguë qui définit la personnalité humaine, c'est tout un de reconnaître que l'homme est orienté vers le bien et d'affirmer le caractère tout aussi naturel de son inclination vers la purification. C'est là une loi de l'âme humaine qui n'a rien d'un luxe superflu, mais qui est le premier devoir de l'homme et sa consolation ultime.

Cette loi de la purification fut et est encore très souvent définie en termes de permis et de défendu, à grand renfort d'ordres et d'interdits. Mais, en définitive, l'homme est doté d'une conscience aspirant à une pacification qui ne soit pas faite que d'obéissance à des normes externes lui balisant le Droit Sentier. Les critères de la purification doivent tous converger vers leur point d'origine : la conscience, l'âme humaine en quête de pacification. La purification devient ainsi l'effort soutenu de l'âme pour réaliser ce qu'elle est, pour parvenir à la Vallée Sainte.

Tout moyen qui élève l'homme au-dessus des simples lois vitales et animales peut être considéré comme moyen de purification. Les dimensions de la réalisation plénière de la personnalité humaine sont donc extensibles, pourrions-nous dire, à l'infinie variété des êtres humains, puisque le critère ultime en est la pacification toute personnelle de l'âme. Le Dr Kâmil Husayn nous propose cependant un choix très suggestif qui ne dissimule pas l'objet de ses préférences.

Il cite l'ascèse et le retrait du monde comme une garantie possible de purification, mais non point comme une voie obligée et indispensable. Il énumère ensuite : la foi, l'amour, la connaissance, le sens du Beau... en notant que les objets de ces moyens de purification sont a priori indifférenciés.


« Le meilleur de la foi, c'est la foi elle-même, quel qu'en soit l'objet. Le meilleur de l'amour, c'est l'amour lui-même, quel que soit l'objet ou la personne que l'on aime. Le meilleur de la connaissance, c'est la connaissance elle-même, quel qu'en soit l'objet. [...]

Tout ce par quoi se purifie ton âme est vrai pour toi, même si ton chemin diffère de celui d'autrui. Car le but que poursuivent tous ceux qui se purifient est la Vallée Sainte où se réalisent, pour eux, la pacification et la satisfaction de l'âme. »


Les démarches de foi, d'amour et de connaissance sont purifiantes par elles-mêmes, libérant les potentialités innées de l'homme, par le simple fait qu'elles le font sortir du cadre restreint de ses réflexes vitaux élémentaires.

Ce critère de l'agir moral de l'homme, tout personnel qu'il soit, ne doit cependant pas être qualifié de subjectif. Ce serait, à notre sens, se méprendre grandement sur l'intention de l'auteur. Outre la référence constante que prend ce critère aux appels innés, donc indépendants du libre choix humain, de la conscience, nous en voulons pour preuve les remarques ultérieures que Kâmil Husayn ne manque pas de faire, sur l'amour tout d'abord, dont le sommet est l'amour de Dieu, sur la foi ensuite, dont la perfection est la foi en Dieu.


La foi en Dieu, nous l'avons mentionné plus haut, est absolument indispensable à l'équilibre et à la santé de l'âme. Elle est conjointement le facteur le plus important de purification. C'est au fond exprimer une seule et même vérité sous deux aspects différents. Il convient en outre de souligner, avec l'auteur, que l'expression la plus parfaite, et donc la plus pacifiante, de la foi est celle par laquelle l'homme adhère au Bien Absolu, cette foi religieuse qui est « le lien entre Dieu et l'homme » et par laquelle l'homme est à l'abri de toute erreur. La foi qui se traduit en religion, et même qui s'exprime dans le cadre d'une religion donnée, est donc la voie idéale de purification. Cela nous suffit pour reconnaître que la Vallée Sainte que vise à atteindre l'homme pèlerin n'est pas une simple projection de sa subjectivité avec tous les va-et-vient auxquels elle serait sujette, mais bien une réitération de cette Vallée de Tuwa où Moïse avait, pour la première fois, entendu la voix de son Seigneur.

À la suite de ces réflexions qui accordent délibérément la priorité à la voix de la conscience, Kâmil Husayn voit finalement en celle-ci l'invisible trait d'union reliant entre elles les diverses religions. Ce n'est pas un catéchisme du dialogue inter-religieux qu'il nous propose ; ou, pour le moins, telle n'est pas son intention déclarée. Il tient à montrer, par mode d'application des principes exprimés précédemment, que le fanatisme religieux est tout à l'opposé de la Vallée Sainte et que tous les croyants, à quelque religion qu'ils appartiennent, sont reliés entre eux par des liens profonds qui en font des frères, des égaux.

Les religions sont diverses, certes, notamment pour ce qui concerne les Musulmans et les Chrétiens. Une histoire des religions révélées permet toutefois de constater une évolution. De l'idéal de Justice basé sur la crainte (al-nafs al-'âdila, idéal des disciples de Moïse), en passant par l'idéal de Charité (al-nafs al-muhibba, idéal des disciples de Jésus), nous aboutissons à la religion de la Miséricorde (al-rahma), qui récapitule et parachève les deux précédentes en convoquant l'homme à cet état de purification intérieure qui jaillit de l'Espérance, idéal des Musulmans (al-nafs al-mutma'inna).

Cependant, s'empresse d'ajouter Kâmil Husayn, si divergences il y a, elles ne sont que dans l'expression des dogmes, dans les credos. Elles sont dues au travail de la raison, à la différence de tournure mentale de ceux qui professent ces dogmes, ainsi qu'aux divers milieux qui sont respectivement les leurs. Mais c'est une erreur de mettre une équivalence entre dogme et foi, car la foi n'épouse en rien la diversité des credos ; elle est au contraire le témoin d'un accord beaucoup plus profond et permanent dans l'adhésion au Mystère et aux Vérités éternelles.

Il s'ensuit que la répartition des croyants en Juifs, Chrétiens et Musulmans, telle qu'elle est généralement comprise et admise actuellement, trahit en fait la vérité qui se trame au plan des consciences. À propos des convictions premières et intimes d'un chacun, il serait plus approprié de parler de « disciple de Moïse » (Musâwî), de « disciple de Jésus » ('Isâwî) ou d' « adepte de l'Islam » (Islâmî). Et l'on constaterait une nouvelle répartition de l'humanité croyante qui ne recouperait nullement la première. Baser sa religion sur la crainte et l'application littérale des préceptes divins, que l'on soit Juif, Chrétien ou Musulman, c'est être effectivement « disciple de Moïse ». La baser sur l'amour de Dieu et des autres, c'est être « disciple de Jésus », à quelque dénomination officielle que l'on appartienne. Finalement, centrer se religion sur l'espérance, c'est être « adepte de l'Islam », quelle que soit l'appartenance reconnue à telle ou telle religion.

Est-ce en arriver à une "déconfessionnalisation" totale ? Peut-être est-ce mal poser le problème... Mais nous ne voyons pas, pour notre part, comment ne pas répondre affirmativement à la question, d'autant plus que l'auteur emploie ici des expressions extrêmement vigoureuses : « En réalité, il n'y a ni vrai ni faux en ce qui concerne le dogme (al-'âqida), car tout ce à quoi tu crois d'une foi forte, effective, purificatrice et qui te fait parvenir à la Vallée Sainte, tout cela est le vrai pour toi... La foi est une partie indivise de la Vérité, comme si elle était la quatrième dimension par laquelle la Vérité n'est accomplie que par elle. »

Avouons-le ! Nous sommes ici en présence d'un bouleversement des schèmes de pensée traditionnellement reçus. Une sorte d'absolutisation de l'attitude de foi, n'engageant que la conscience, et devant laquelle la diversité des dogmes est relativisée à l'extrême ou, plus exactement sans doute, établie sur une base défiant toutes les frontières ou idées communément admises.

Certains, note Kâmil Husayn, pensent réaliser l'unité des religions par la prédication de leur propre dogme. D'autres veulent emprunter la voie d'une compréhension à base exclusivement de raison. D'autres encore prêchent la tolérance... un moindre mal évidemment, mais qui reflète quand même une réelle dépréciation de l'autre que l'on sait a priori dans l'erreur. En définitive, ces trois essais de solution ne sont que des ersatz!

Reste la théorie de la Vallée Sainte. Elle peut, quant à elle, concilier l'inconciliable et conduire à l'inter-compréhension souhaitée dans la mesure où elle amène à ne rien renier de sa propre religion et, en même temps, à ne rien mépriser du dogme auquel adhère l'autre. « Cette théorie est la seule à enseigner aux hommes que la religion part d'un point unique, à savoir l'âme humaine, et qu'elle aboutit à un point unique : Dieu. »


Dans un monde qui s'effrite, où les relations entre les hommes se dégradent et où l'on ne trouve de réponse à la violence que par une violence plus grande encore, la théorie de la Vallée Sainte veut relever le défi de rompre cette chaîne infernale où le mal engendre le mal. Face à la tyrannie des oppresseurs, aussi illusoire ou timorée que puisse paraître une telle solution, bannissons toute idée de vengeance et de révolte ! Que l'opprimé se réfugie dans le paradis de la Vallée Sainte, conscient et satisfait de sa supériorité morale, prenant même en pitié ceux qui l'oppriment, « à la façon des habitants du Paradis regardant ceux qui sont dans le feu de l'enfer ».

Cette philosophie de l'homme et de l'histoire pourrait donner lieu à un tollé de protestations. Kâmil Husayn fait lui le premier état des objections possibles à l'encontre de la théorie qu'il propose à l'homme contemporain. Et effectivement, peu de temps après la parution de al-Wâdî l-muqaddas, un article était publié sous la plume d'un auteur qui ne cachait pas ses attaches marxisantes. La solution proposée par le Dr Kâmil Husayn, objectait-il, ressemble davantage à une vie dans un monde imaginaire fabriqué de toutes pièces. Sans doute le rapprochement avec Gandhi, Tagore ou autres apôtres de la non-violence est-il frappant. Mais l'idéal révolutionnaire de notre temps requiert l'appui d'hommes pleinement conscients de leurs responsabilités, et non sous l'effet de la drogue que voudraient leur asséner d'impénitents confesseurs de la foi !

Kâmil Husayn n'en continue pas moins le cours de ses réflexions :

« Sache que la vie véridique repose sur la paix.

La paix entre toi et ton âme :

c'est ce que réalise la foi.

La paix entre toi et tes proches :

c'est ce que réalise l'amour.

La paix entre toi et tous les hommes :

c'est ce que réalise le bien. »

C'est la caractéristique propre de la Vallée Sainte que de maintenir coûte que coûte cet ordre de priorité. Non seulement la paix avec soi-même est ce qu'il y a de plus précieux pour l'homme ; c'est aussi le premier pas vers la paix avec autrui. Les moyens pour y parvenir sont, rappelons-le, aussi divers que les hommes le sont eux-mêmes. « La Vallée Sainte est là où tu veux et quand tu le veux. » Mais rappelons-le également avec autant d'insistance, c'est la religion, lieu de la foi, qui en est le moyen le plus sûr et le plus adéquat.

Le 29 juillet 1969 mourait au Caire une jeune étudiante musulmane, emportée à l'âge de vingt-deux ans par une longue maladie. D'une extrême sensibilité humaine et religieuse, vibrant aux misères les plus cachées comme aux injustices les plus criardes de ce monde, il n'est pas impossible que ce trait dominant de son caractère ait influé sur le mal secret qui agit en elle jusqu'à lui ôter le dernier souffle de vie.

Peu de temps après sa mort, ses parents prirent connaissance de ses notes intimes, où elle écrivit notamment que le but ultime de sa vie était la rencontre de Dieu. Ils découvrirent aussi les quelques livres qui accompagnèrent ses dernières méditations ici-bas et au nombre desquels figurait en bonne place al-Wâdî l-muqaddas. Dans la marge des premières pages de ce livre, Nâdia – puisque c'est d'elle qu'il s'agit – s'était contentée d'écrire ce simple mot, plusieurs fois répété : « Merveilleux !... Merveilleux. »

Ce témoignage, si humble soit-il, méritait sa place au terme du livre que nous venons de parcourir. Il n'efface pas, comme d'un trait, les difficultés et obscurités que nous y avons rencontrées dans la compréhension du langage neuf suggéré par Kâmil Husayn. Mais nous y voyons une preuve de l'écho qu'il peut susciter, aux grandes heures de vérité surtout, sans doute parce qu'il traduit l'éternelle actualité du débat qui se joue au fond de chaque conscience.

Publié dans Kâmil Husayn

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
A
cher marc, je ne pourrais jamais vous décrire l'émotion que j'ai ressentie en parcourant cet article.je suis une jeune musulmane dans un état de profonde perturbation au sujet de ma foi et suis tombée sur ce blog en faisant des recherches sur l'acédie.c'est la première fois que j'entends parler de ce livre et de son auteur mais il m'inspirent un véritable élan d'affection.j'aimerais me procurer ce livre, j'en ressens un grand besoin.merci à vous de nous le faire découvrir.vous rendez un immense service à une certaine catégorie de personnes dont moi même.j'espère juste que je le trouverai en librairie.sinon je vous serai reconnaissant de me donner les références du livre.
Répondre